La conformité à la constitution de la technique employée par les forces de l’ordre visant à encercler puis détenir des manifestants a été portée par la Cour de cassation devant le Conseil constitutionnel en marge d’un recours pour « atteinte arbitraire à la liberté » et « entrave aux libertés d’expression et de manifestation » introduit par un collectif de citoyens et d’ONG en 2011
Alors que le nassage (Kettling en anglais) est devenu pratique courante ces derniers années, non seulement en France mais chez nos voisins belges, cette QPC mérite toute l’attention de la société civile dans son ensemble, à l’heure où de plus en plus de citoyens descendent dans la rue pour défendre leurs droits et leurs libertés, et où les heurts avec les forces de l’ordre se multiplient.
QPC, Késako ?
La Question Prioritaire de Constitutionnalité, né de la réforme des institutions du 23 juillet 2008, permet à tout justiciable de demander à la juridiction qui examine son affaire que le Conseil constitutionnel soit saisi d’une disposition législative s’il.elle estime qu’elle porte atteinte à ses droits et libertés garantis par la Constitution. Selon Patrick Wachsmann, professeur de droit public à l’université de Strasbourg, « la plus-value d’une QPC, lorsqu’elle aboutit, réside dans l’énergie et l’efficacité de la mesure qui en découle, c’est-à-dire l’abrogation d’une disposition législative jugée non conforme à la Constitution. »
L’affaire à l’origine de la QPC
- 21 octobre 2010 – Manif contre la réforme des retraites, Lyon. Place Bellecour, 700 participants sont « nassés » de 13:00 à 19:00, isolés du reste du cortège et empêchés de circuler, suite à un ordre donné l’ordre aux forces de l’ordre par l’ancien directeur de la sécurité publique du Rhône, Albert Doutre, et l’ancien préfet Jacques Gérault.
- 2011 – Le Collectif du 21 octobre, constitué d’associations et organisations syndicales dénonce « une garde à vue à ciel ouvert » et porte les faits devant la justice.
- 02.02.2017 – Ordonnance de non-lieu des deux juges d’instruction pour Albert Doutre et Jacques Géraut
- 2017 – Appel du Collectif du 21 octobre. Le parquet général requiert un non-lieu
- 25.10.2018 – la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Lyon demande le renvoi d’Albert Doutre et de Jacques Géraut devant un juge et leur mise en examen pour « atteinte arbitraire à la liberté individuelle, privation de liberté et entrave concertée à la liberté d’expression«
- 21.01.2019 – Audition d’Albert Doutre par deux juges d’instruction
- 22.01.2019 – Audition de Jacques Géraut par deux juges d’instruction
- 10.06.2019 – Albert Doutre et Jacques Géraut sont placés sous le statut de « témoin assisté«
- 09.2019 – Nouvel appel des parties civiles
- 05.03.2020 – La chambre de l’instruction confirme en appel le non-lieu pour Albert Doutre et Jacques Géraut
- 01.10.2020 – Pourvoi en cassation des parties civiles
- 15.12.2020 – Arrêt de la chambre criminelle de la Cour de Cassation ordonnant le renvoi d’une QPC au Conseil constitutionnel
- 15.12.2020 – Enregitrement de la QPC par le Conseil constitutionnel
La question de droit soulevée dans la QPC
L’avocat du Collectif du 21 octobre, Patrice Spinosi, estime que qu’en l’absence de « garanties légales suffisantes« , le « procédé de nasse, ou d’encagement » constituerait une « atteinte injustifiée et disproportionnée » aux libertés fondamentales.
C’est l’article 1er de la loi 95-73 du 21 janvier 1995, modifiées par la loi 2003-239 du 18 mars 2003, qui confèrent à l’État le devoir d’assurer le maintien de l’ordre public, qui sert de fondement juridique à la QPC :
« Le législateur a-t-il, d’une part, méconnu sa propre compétence en affectant des droits et libertés que la Constitution garantit, en l’occurrence, la liberté individuelle, la liberté d’aller et venir, la liberté d’expression et de communication, ainsi que le droit d’expression collectives des idées et des opinions, en ce qu’il s’est abstenu de prévoir des garanties légales suffisantes et adéquates concernant le recours par les forces de l’ordre au procédé de nasse, ou d’encagement, par lequel les forces de l’ordre privent un groupe de personnes de leur liberté de se mouvoir au sein d’une manifestation ou à proximité immédiate de celle-ci, au moyen d’un encerclement, et, d’autre part, porté une atteinte injustifiée et disproportionnée à l’ensemble de ces mêmes droits et libertés que la Constitution garantit ? »
Le nassage constitue-t-il une entrave aux libertés fondamentales garanties par la Constitution ? Encercler et confiner tout ou partie d’une manifestation au moyen d’un cordon d’agents des forces de l’ordre (définition de l’ACAT), en créant des frontières étanches, clôturant un espace dont il est impossible de s’extraire » (Observatoire des libertés publiques) est-il contraire aux libertés d’expression et de circulation ?
Le Kettling et la Cour Européenne des Droits de l’Homme
Dans une arrêt Austin et autres c. Royaume-Uni (39692/09, 40713/09 et 41008/09) du 15.03.2012, la CEDH examinait une affaire remontant à la manifestation anticapitaliste et antimondialisation du 1er mai 2001 à Londres. Les organisateurs n’avaient pas notifié la police de leurs intentions, et les documents qu’ils avaient distribués auparavant faisaient état d’incitations au pillage, à la violence et à la participation à diverses actions de protestation à travers Londres. Selon les renseignements dont disposait la police, outre des manifestants pacifiques, entre 500 et 1000 individus enclins à la violence et à la confrontation étaient susceptibles d’être présents. Tôt dans l’après-midi, une foule nombreuse convergea vers Oxford Circus, de sorte qu’au moment des événements en cause quelque 3 000 personnes y étaient rassemblées, et plusieurs milliers d’autres étaient massées dans les rues adjacentes. Afin de prévenir les atteintes aux personnes et aux biens, la police prit la décision de contenir la foule en mettant en place un cordon bloquant toutes les issues dans le quartier. En raison des actes de violences que commettaient ou risquaient de commettre des individus à l’intérieur et à l’extérieur du cordon, et en raison d’une politique consistant à fouiller et à établir l’identité des personnes à l’intérieur du cordon qui étaient soupçonnées d’être des fauteurs de troubles, de nombreux manifestants pacifiques et passants, dont les requérants, ne furent pas relâchés avant plusieurs heures.
C’était la première fois que la Cour était amenée à examiner l’application de la Convention concernant la technique du « kettling« .
La Cour a estimé que la nature coercitive de la mesure de confinement au sein du cordon, sa durée et ses effets sur les requé-rants, notamment l’inconfort physique qu’elle leur a causé et l’impossibilité dans laquelle elle les a mis de quitter Oxford Circus, sont des éléments qui militent en faveur d’un constat de privation de liberté. Elle a toutefois également pris en compte le « genre » et les « modalités d’exécution » de la mesure en question, imposée dans un but d’isolement et de confinement d’une foule nombreuse, dans des conditions instables et dangereuses. Cette mesure de confinement a été préférée à des méthodes plus radicales qui auraient pu donner lieu à un risque supérieur d’atteintes aux personnes. La Cour n’aperçoit aucun motif de se démarquer de la conclusion du juge interne selon laquelle la mise en place d’un cordon intégral était le moyen le moins intrusif et le plus efficace de parer à un risque réel de dommages corporels et matériels graves.
Partant, la CEDH a jugé que la mise en place du cordon ne constituait pas une « privation de liberté« . Au demeurant, les requérants ne prétendaient pas que la mise en place initiale du cordon ait eu pour effet immédiat de priver de leur liberté les personnes prises à l’intérieur et la Cour ne put identifier un moment précis où cette mesure se serait muée d’une restriction à la liberté de mouvement qu’elle constituait tout au plus en une privation de liberté. Cinq minutes environ après la mise en place du cordon intégral, la police envisageait déjà de commencer une opération de dispersion contrôlée. Elle fit par la suite de nombreuses tentatives en ce sens et suivit constamment de très près l’évolution de la situation.
Dès lors, dans les circonstances spécifiques et exceptionnelles de la cause, il n’y a pas eu privation de liberté au sens de l’article 5 § 1.
La Cour a tenu cependant à préciser que, compte tenu de l’importance fondamentale de la liberté d’expression et de la liberté de réunion dans toute société démocratique, les autorités nationales doivent se garder d’avoir recours à des mesures de contrôle des foules afin, directement ou indirectement, d’étouffer ou de décourager des mouvements de protestation. Si la mise en place et le maintien du cordon par la police n’avaient pas été nécessaires pour prévenir des atteintes graves aux personnes ou aux biens, la mesure aurait été d’un « genre » différent, et sa nature coercitive et restrictive aurait pu suffire à la faire tomber dans le champ de l’article 5. [Conclusion: non-violation – quatorze voix contre trois]
En France, le nassage est apparu lors des manifestations contre le contrat première embauche (CPE) en 2006. Ces dernières années, l’emploi de cette technique s’est banalisé, notamment lors des mouvements sociaux contre la loi Travail (2016), des gilets jaunes (depuis 2018), contre la réforme des retraites (2019-2020) ou, plus récemment, contre la loi Sécurité globale.
Dans son rapport « CONTRÔLER, RÉPRIMER, INTIMIDER.
Nasses et autres dispositifs d’encerclement policier lors
des manifestations parisiennes« , l’Observatoire parisien des Libertés Publics de la Ligue des droits de l’Homme et du Syndicat des Avocats de France analyse cette technique de maintien de l’ordre comme une privation pour les manifestants de leur liberté d’aller et venir, une entrave disproportionnée à la liberté d’expression et au droit de manifester, qui porte atteinte à la dignité et à la sécurité des personnes. Le rapport fournit de nombreux exemples, et pointe aussi le fait que ces nasses hermétiques affectent tout autant des mineurs dont les parents ne sont pas prévenus, que ces personnes sont resserrées de très près et qu’elles reçoivent du gaz lacrymogène, des grenades et des jets de canon à eau.
D’autres formes d’encerclement que la nasse sont aussi épinglés dans le rapport : lorsque le cortège en mouvement est entièrement encadré par les forces de l’ordre à l’avant, à l’arrière et sur les côtés, dictant le rythme aux manifestants (manif contre la loi de sécurité globale du 12 décembre); lorsque des conditions sont exigés pour pouvoir sortir, comme faire disparaître tout signe d’appartenance.
Dans un rapport publié en décembre 2017 déjà, le Défenseur des droits recommandait « la fin de fin de la pratique de l’encagement » qu’il jugeait ne pas avoir de « base légale en France« . Recommandations renouvelées le 10 juillet 2020 dans une décision-cadre n°2020-131.
Le Conseil constitutionnel doit maintenant se prononcer dans les 3 mois.
Selon Me Patrice Spinosi, « Si le Conseil constitutionnel nous suit, le gouvernement devra légiférer sur les conditions du recours à la technique de la “nasse”, largement utilisée et critiquée ces dernières années ». Cette décision « sera d’autant plus bienvenue que nous vivons actuellement une crise importante du maintien de l’ordre. Le besoin que les juges garantissent les droits et libertés des manifestants quand la loi n’encadre pas suffisamment l’action des forces de l’ordre n’en est que plus fort. »
- 2020.12.16_LeMonde_LeConseil.Constitutionnel.Va.Examiner.La.Technique.De.La.Nasse.Employee.Par.Les.Forces.De.L.Ordre.pdf
- 2019.01.23_FranceInfo_Lyon.Pas.De.Mise.En.Examen.Pour.Les.Hauts.Fonctionnaires.Responsables.De.La.Garde.A.Vue.A.Ciel.Ouvert.pdf
- 2020.02.13_Liberation_Violences.Policieres.Les.Observateurs.Dans.Le.Viseur.pdf