LECTURES RECOMMANDÉES

ROCHER.Paul_Gazer-mutiler-soumettre_La.Fabrique_2020.jpgNous avons été captivé.e.s par le récent ouvrage de Paul Rocher économiste diplômé de Sciences Po Paris. Dans « Gazer, Mutiler, Soumettre« , il étudie les pratiques policières dans ce qui est nommé le maintien de l’ordre et en particulier l’impact qu’a eu et a l’introduction des armes dites « non létales » sur le comportement des forces de l’ordre et des manifestant.es. Nous tenions à recommander vivement sa lecture saisissante et instructive. Elle nous permet de relever une série d’informations qui permettent également d’étayer l’argumentaire contre l’usage de cet arsenal « non létal » des forces de l’ordre.

L’essai débute par la sémantique pour nommer ces armes ; il s’agit en fait d’euphémismes destinés à masquer des réalités bien différentes, leur dangerosité n’étant actuellement plus à démontrer. Toutefois, comme ces armes ne sont officiellement pas destinées à tuer ou à mutiler, lorsque cela arrive, toute une série de justifications foireuses sont utilisées par les autorités. Les policiers et procureurs, suivis par la majorité des médias d’ailleurs, embobinent par leur discours qui tente de mettre en avant en ce qui concerne les victimes de ces armes, des fragilités physiques ou un comportement délinquant antérieurs. Dans l’esprit du récepteur du discours ceci minimiserait, ou du moins justifierait les actes commis par la police. D’autre part, l’État ne souhaite pas se montrer sous son vrai jour de brutalité et utilise alors des termes comme « la brebis galeuse » ou les fameuses « pommes pourries » pour qualifier l’agent ou la policière agresseur.se et ce dans le but d’indiquer qu’il ne s’agirait pas de ce qu’il (l’État) est, c’est-à-dire un système qui cache sa violence pour maintenir la terreur de celles et ceux qui oseraient le mettre en question.

L’auteur décrit aussi la manière dont les policiers et policières sont à l’abri de sanctions, ce qui leur donne une liberté de tirer sans se réfréner. La « non létalité » des armes tend à faire s’en servir plus, et elles font désormais partie intégrante d’une méthode classique de la police.

Paul Rocher nous révèle les chiffres des marchands d’armes et la manière dont les budgets augmentent dans le domaine de l’armement policier. Il décrit aussi la place qu’occupe la police dans la société, outil pour l’État pour maintenir son pouvoir. La peur au ventre, les citoyen.ne.s intègrent la répression et s’autorégulent.

Paul Rocher nous a fait l’honneur et le plaisir de répondre à quelques questions qu’ObsPol lui a posées, nous vous en proposons ci-dessous la lecture.

OBSPOL : Comme nous vous l’avons déjà exprimé, nous avons fortement apprécié votre livre et y avons trouvé énormément d’informations factuelles et d’analyses et toute une série de similitudes avec des situations vécues ces dernières années en Belgique ; bien que la France semble être un pas en avant, néanmoins l’évolution est comparable. Avez-vous un avis concernant la facilité avec laquelle tout cet arsenal se met en place sans que cela ne soulève de désapprobation, voire de protestations de la part du monde politique ou citoyen en général ? (Bien que les récents événements autour de la « loi sur la sécurité globale » semblent prouver qu’il y a moyen de réagir).

PAUL ROCHER : [note : par « cet arsenal » vous entendez l’arsenal « non létal » je suppose] La question des armes « non létales » est entourée d’un vocabulaire euphémisant : l’expression « non létale » en est la meilleure illustration mais on voit aussi que les balles en caoutchouc s’appellent officiellement des balles de défense, que des grenades à fragmentation sont désignées comme dispositif de protection… Par ailleurs, les gouvernements tendent de plus en plus à remplacer l’expression d’arme « non létale » par « à force intermédiaire » ou « à létalité réduite » mais on parle toujours des mêmes armes. D’après la définition officielle, il s’agit d’armes à effet limité, jamais mortelles ni définitivement handicapantes. En présentant ces armes comme peu dangereuses par définition les États tentent de prendre une longueur d’avance sur une éventuelle contestation.

Un autre élément important c’est que la multiplication et la diversification des armes « non létales » que nous connaissons aujourd’hui a commencé dans les années 1990 et pour le cas français il est bien établi que les balles en caoutchouc étaient initialement destinées à un usage dans les banlieues, contre la partie non blanche de la population, et dans le cadre d’opérations antiterroristes. Si on remonte plus loin dans l’histoire on observe une dynamique similaire avec le gaz lacrymogène dans les années 1920. Il y a donc aussi la tentative d’introduire des armes en commençant par une population marginalisée.

Ce qui est impressionnant aujourd’hui, c’est que ces armes qui devaient assurer un maintien de l’ordre plus « doux », plus « éthique » sont de plus en plus décrédibilisées, précisément parce qu’elles favorisent un usage exponentiel qui entraîne des blessures, des mutilations, des morts, et aussi des traumatismes. Selon un sondage réalisé en France en 2019, 54 % des interrogés s’opposent désormais à l’utilisation des balles en caoutchouc. Toutefois, on constate que la contestation se fait surtout après-coup. En septembre 2020 la France a annoncé l’introduction d’un nouveau « schéma national du maintien de l’ordre » qui comprend aussi l’introduction de nouvelles armes « non létales ». Si le schéma a été contesté, cet aspect en particulier n’a pas suscité beaucoup d’intérêt. Toutefois, il ne fait aucun doute que la population est aujourd’hui beaucoup plus attentive aux effets de ces armes. L’armement policier est passé d’une simplement question technique à une question politique.

OBSPOL : Concernant la terminologie utilisée telle que dispositif « de protection« , de « défense« , « non-létal » ou encore « incapacitant« , ne peut-on y voir une manière à peine dissimulée de permettre l’usage de la force bien au-delà de ce qui est permis dans la loi ? En Belgique le fait de tirer avec une arme « réelle » est soumis à toute une série de conditions, parmi lesquelles la proportionnalité de l’agression subie par le ou la policier.ère. Lors des manifestations pacifiques par exemple, il n’y a en fait aucune agression, les armes dites non-létales ne permettent-elles pas de passer outre ces dispositions ?

PAUL ROCHER : Officiellement, d’après les recommandations de l’ONU, le recours à une arme « non létale » doit aussi respecter les conditions de proportionnalité et de nécessité. La réglementation existe mais j’ai justement voulu aller au-delà de cet aspect formel, donc j’ai étudié les effets des armes « non létales ». En m’appuyant sur des données qualitatives et les statistiques officielles du Ministère de l’intérieur français relatives aux tirs par armes « non létales », je constate qu’entre 2009 et 2018, donc pendant la période de généralisation des armes « non létales » au sein des forces de l’ordre, le recours à ces armes a été multiplié par 9. En ce qui concerne les tirs à balles en caoutchouc la multiplication a été de 480 ! En 2018, la police française a tiré plus de 19 000 fois sur des civils. C’est une véritable explosion des violences policières qu’on constate chez les unités « spécialisées » et « non spécialisées » en maintien de l’ordre. Pourtant, ces chiffres officiels sont très incomplets, donc ces données très impressionnantes sous-estiment l’ampleur réelle du phénomène.

Ce constat amène à l’un des arguments-force de mon livre : la simple disponibilité des armes « non létales » conduit non pas à un maintien de l’ordre plus « humain » mais à sa brutalisation. Mon livre essaie précisément de dépasser le débat public actuel, qui individualise les violences policières en interrogeant la proportionnalité ou la nécessité du recours à une arme « non létale » dans un cas particulier, pour mettre en lumière la logique sous-jacente qui anime l’escalade des violences policières. Dans cette optique, il est central de comprendre que l’arme « non létale » ne se contente pas d’ajouter seulement une option à l’arsenal du policier. Au contraire, sa disponibilité change le comportement du policier. Ainsi, suggérer qu’une arme est par nature « non létale », donc quelque part anodine, incite les forces de l’ordre à y recourir avec plus de facilité. La qualification de « non létale » encourage le recours à ce type d’armes. De plus, la présence de telles armes dans l’équipement des policiers leur donne une confiance accrue dans leur capacité à gérer une situation par la force. Autrement dit, les arguments habituels de réforme (un encadrement réglementaire plus stricte des armes « non létales » ou une meilleure formation des policiers) passent à côté de l’essentiel, à savoir que c’est ce type d’arme en tant que tel qui incite au tir. A cette logique s’ajoute le fait supplémentaire que les policiers sont rarement sanctionnés pour des actes violents.

OBSPOL : On observe que les agissements des forces de l’ordre se font de manière de plus en plus désinhibée. Ils se font par ailleurs accompagnés de propos racistes ou politiques (« gauchiste » , « chômeur » etc.). Est-il d’après vous indiqué ou acceptable que les forces de l’ordre soient aussi autonomes et puissent fonctionner en électrons libres ? Quel est le risque à court ou moyen terme ?
Comme vous l’indiquez, « le fait de pouvoir agir sans prendre de risques ni assumer de coûts conduit à déresponsabiliser les agents des effets de leur décision« . Dans ce contexte nous pouvons aussi nous poser la question des conséquences de la politique récente d’extension (en France) des missions traditionnelles (délinquance de rue) à la sphère privée (domicile etc.) et à la sphère sociale.

PAUL ROCHER : Pour comprendre le phénomène des violences policières il me semble primordial de reconnaître que les forces de l’ordre ne sont pas simplement un instrument aux mains du gouvernement. Même s’il existe une hiérarchie forte au sein de la police, les aléas du maintien de l’ordre échappent partiellement au contrôle des supérieurs et offrent au policier individuel un pouvoir discrétionnaire. L’autonomie policière n’est toutefois pas absolue, elle est sélective. Elle ne se tourne pas contre le gouvernement ou la classe dominante, et elle distingue entre différents groupes sociaux populaires.

Ce n’est pas un secret pour la sociologie de la police : les policiers font varier le recours à la violence en fonction de leurs conceptions stéréotypées concernant le public auquel ils font face. Tandis qu’ils font preuve d’un certain respect pour un premier groupe composé d’agriculteurs et ouvriers (tant que ces derniers formulent des revendications autour du pouvoir d’achat), ils manifestent une aversion certaine vis-à-vis de ce qu’ils considèrent comme des « jeunes-étudiants-privilégiés-casseurs ». La catégorie de casseur est très importante car son flou permet aussi de classer par exemple le mouvement ouvrier dans la deuxième catégorie, c’est-à-dire la catégorie qui subira de plein fouet les capacités violentes. Dans ce contexte, il est par ailleurs important de comprendre que les policiers ont souvent une connaissance imparfaite des lois et règles. Ce qui déclenche le recours à la violence est donc primairement leur propre conception de l’ordre. Le pouvoir de définition de l’ordre public, et de son contraire, le trouble à l’ordre public, est au cœur du pouvoir discrétionnaire des forces de l’ordre.

Le pouvoir discrétionnaire est donc inscrit dans le fonctionnement courant de la police. À cela s’ajoute le fait que des policiers violents sont extrêmement rarement sanctionnés. Dans différents pays européens des chercheurs se sont intéressés à ce phénomène et leurs résultats montrent que tout au plus 5 % des cas de violences policières sont sanctionnés, en sachant que le terme de sanction peut simplement consister en un entretien avec le supérieur hiérarchique. Toutefois, la portée des études varie et il semble plus probable qu’en réalité moins de 1 % de ces cas soient sanctionnés. Il est frappant de constater à quel point des gouvernements promouvant la « tolérance zéro » et des syndicats de police fustigeant le « laxisme de la justice » ne semblent pas perturbés par cette réalité.

OBSPOL : Dans l’actualité française on ne peut passer sous silence la proposition de loi « Sécurité globale » qui rendrait fort périlleux voire punissable de filmer l’action de la police, peut-on estimer que les récents événements tels que l’affaire Georges Floyd aux États-Unis ou chez nous l’affaire Jozef Chovanec (bien que pas directement liées à l’usage d’armes) rendraient une certaine classe politique nerveuse car elle devrait se justifier, voire se placer en porte-à-faux avec son bras armé ?

PAUL ROCHER : Le fait de documenter les violences policières est déstabilisant non pas seulement pour un gouvernement donné mais pour l’État moderne en tant que tel. Reposant sur un certain nombre de droits fondamentaux et une séparation des pouvoirs distinctifs de la démocratie formelle, cet État peut difficilement reconnaître que ses agents pratiquent systématiquement la violence. Car violenter sa propre population est la marque du tyran, contre laquelle l’État moderne s’est précisément construit. Or, en ce moment on assiste à une avalanche de vidéos et témoignages de violences policières. Filmer un acte de violences policières peut déstabiliser un gouvernement, montrer le caractère systématique de ces actes ébranle l’État jusqu’à ses fondements.

Dans ce contexte, les gouvernements tentent de réduire le problème inhérent à toute une institution (qui elle-même est indissociable d’un ordre social particulier) à des actes individuels et renouvellent leur confiance aux forces de l’ordre. Et ce renouvellement est suivi d’actes : entre 2012 et 2017 l’armement « non létal » de la police française a augmenté de 75 % et depuis d’autres achats ont été effectués. Cela illustre une tendance générale : à la différence des dépenses publiques en matière d’éducation ou de sécurité sociale qui souffrent effectivement des conséquences des politiques d’austérité, le ministère de l’Intérieur se porte assez bien du point de vue budgétaire. En France au cours des 30 dernières années le nombre de policiers a augmenté et leur équipement s’est amélioré. Ce sont autant de dépenses publiques qui ont rendu possible l’explosion des violences policières. (Je connais moins bien la situation en Belgique mais les statistiques sur les dépenses publiques y affichent également une augmentation continue des dépenses pour les services de police.) Avec le nouveau schéma national du maintien de l’ordre et le projet de loi « sécurité globale » le gouvernement français n’essaie pas d’empêcher le phénomène des violences policières mais simplement sa documentation. La boucle est bouclée : moins d’images, moins de débats… mais toujours plus de violences policières. On observe donc une véritable contradiction que les débats pendant l’année 2020 illustrent clairement : la police fait de plus en plus l’objet de critiques dans la société civile, auxquelles L’État reste totalement sourd.

OBSPOL : Vous indiquez justement que l’étatisme autoritaire se caractérise par le déclin de l’importance du Parlement, le renforcement exécutif et une politisation accrue de l’administration. Or il est indéniable que les mouvements revendicatifs s’opposant à des fonctionnements des États, des banques, de la politique en matière de migration, de climat, ou encore sociale etc., se voient fortement réprimés grâce à ce nouvel arsenal qui, lui, profite à une industrie de la « sécurité« . Peut-on aller jusqu’à dire que la conception capitaliste est incontestablement privilégiée face aux idées qui lui seraient divergentes ?

PAUL ROCHER : Un trait caractéristique des sociétés modernes est la particularisation de l’État comme instance de violence formellement distincte du processus de production et d’échange des marchandises. En incarnant le monopole de la violence physique légitime, l’État permet avant tout la maximisation des flux de marchandises. La contrepartie de ce fait est la menace permanente de violence contre ceux qui se trouvent opposés à la reproduction du mode de production capitaliste. L’État est structurellement favorable à l’accumulation du capital parce que son existence en dépend. Ce propos général permet de signaler la permanence, du moins latente, de la violence étatique dans les sociétés modernes.

Néanmoins, en fonction des rapports de forces entre différents groupes sociaux l’État peut être contraint de suivre plus ou moins les demandes formulées par les différentes franges du mouvement social. La période fordiste qui s’étend des années 1940 aux années 1970 se distingue par exemple par un certain nombre d’acquis sociaux et démocratiques notamment défendus par des syndicats. En ce qui concerne la période actuelle l’État s’est radicalisé dans la mesure où il se montre particulièrement sourd face au mouvement social, emploie un niveau de violence très élevé contre la population et poursuit la répression devant les tribunaux.

Il me semble très important de bien préciser que cet étatisme autoritaire est indissociable de l’économie politique. La période fordiste correspondait à une répartition des richesses en faveur des classes populaires mais entraînait aussi une baisse du taux de profit. En réaction la classe dominante a poussé vers une restructuration qu’on appelle aujourd’hui néolibéralisme qui, pour faire simple, vise à augmenter sa part des richesses produites. Or, ce projet d’appauvrissement de la majorité de la population, qui implique une diminution des procédures de la démocratie formelle, est particulièrement propice à la contestation sociale. Les États s’y sont préparés en achetant des armes « non létales », plutôt que se confronter aux demandes du mouvement social sur le terrain politique. Le choix des armes « non létales » et la mise en place de procédures plus autoritaires ne se laissent pas réduire au choix d’un gouvernement ou un ministre de l’intérieur particulièrement répressifs. Ils traduisent le renforcement de la position de la classe dominante dans la période actuelle.

OBSPOL : Au vu de la situation actuelle auriez-vous des pistes à imaginer afin de faire pression pour tout le moins arriver à un « standstill » en matière d’armement ? Seraient-ce les forces de l’ordre à mettre en garde notamment par le biais de poursuites systématiques lors de débordements ? (voir procès Mawda) plutôt que de ne retrouver « devant les tribunaux contre toute attente, que ceux qui ont détruit telle vitrine de magasin ou tel élément de mobilier urbain« . S’agit-il d’insister auprès du monde politique ? Comment conscientiser les citoyens qu’il ne s’agit plus du simple « maintien de l’ordre » mais plutôt de répression …?

PAUL ROCHER : À partir de la conclusion que la disponibilité même d’armes « non létales » incite les policiers à tirer davantage et plus rapidement, il ne peut y avoir un meilleur encadrement du recours à ces armes ou des armes « non létales » moins vulnérantes que d’autres. Il me semble important de faire connaître le fait que les armes « non létales » conduisent à une brutalisation du maintien de l’ordre. La recherche effectuée dans le cadre de Gazer, mutiler, soumettre me conduit par conséquent à considérer que le désarmement s’impose. Récemment, suite à la mobilisation de Black Lives Matter, le conseil municipal de la ville de Seattle aux États-Unis a par exemple voté l’interdiction des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogène. De telles initiatives pourraient être accompagnées d’un contrôle populaire de l’armement qui s’inscrit dans la durée.

L’idée du contrôle populaire de l’armement conduit aussi à souligner le rôle central que la société civile. C’est elle qui a placé la question des violences policières au cœur du débat public. C’est le résultat du travail infatigable de collectifs : initialement porté par les collectifs Justice et Vérité pour les victimes non blanches de violences policières, le nombre d’observateurs de la police a augmenté considérablement ces dernières années. C’est ce travail de documentation des violences policières, que L’État refuse d’effectuer, qui permet de mettre en lumière l’ampleur du phénomène et la manière dont il réduit les droits démocratiques et représente un risque pour la santé. Produire des connaissances, les rassembler et proposer des analyses – y compris avec une dimension quantitative – est indispensable, et peut se conjuguer avec des mobilisations autour de revendications immédiates pour réduire ces violences. Toutefois, bien que les revendications immédiates soient importantes en ce qu’elles contribuent à sauver des vies, elles restent des acquis fragiles sans mise en cause de l’ordre social qui génère constamment le besoin de recourir à la violence de la police.

ROCHER.Paul_Gazer-mutiler-soumettre_La.Fabrique_2020.jpg« Gazer, mutiler,soumettre – Politique de l’arme non létale » – Éditions La Fabrique (juin 2020)

 

Nous recommandons aussi la lecture de la fiche de lecture tout comme l’interview exhaustive publiée par Didacritik le 8 juillet 2020.


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« L’oubli permet qu’il n’y ait que des accidents en lieu et place d’une violence systémique qui rejoue l’innocence à chacune des occurrences », Cases Rebelles.

Ce petit travail de contre-histoire autour de portraits a été initié à l’occasion d’une commémoration en juin 2016, celle de la mort de Lamine Dieng tué par la police le 17 juin 2007. Il s’agissait pour nous d’associer dans un même espace-temps 100 victimes de la police, de la gendarmerie, de la prison, 100 victimes selon nous de la violence d’État.

Ce 18 juin 2016, nous voulions occuper la rue avec les portraits dessinés de ces visages qui avaient été arrachés brutalement à la vie. Pour qu’ils soient ensemble. Que nous les honorions ensemble. Pour qu’en cette occasion nous élargissions notre demande, au-delà de Lamine Dieng, à une exigence de Vérité et Justice pour tou·tes. Nous voulions que nos esprits s’emplissent de toutes ces histoires. Parce qu’avec ou sans « justice », l’oubli est sans conteste un ultime et terrible préjudice.

Notre action ponctuelle, éphémère, avait suscité des enthousiasmes, des demandes et des réflexions qui nous ont mené·es à ce livre.

Nous avons modestement essayé de faire qu’il soit un outil parmi tant d’autres pour une éducation populaire.

Nous avons voulu à travers le dessin représenter ces âmes de leur vivant. Nous avons pensé les résumés comme autant d’encouragements à en apprendre plus, à faire des recherches, à transmettre. Que ces soifs d’en savoir plus, de creuser, amendent les multiples injustices des versions officielles et de leurs tribunaux. Et que cela génère de la force pour tous les combats en cours.

Chacune de ces histoires exige qu’on la retienne, exige d’être intégrée au patrimoine de l’histoire ardue des luttes pour l’émancipation et pour la justice. Ces visages sont porteurs d’exigences radicales : que chacun·e lutte à sa façon, que nous ne cédions pas à la fatalité, que nous ne nous réfugiions jamais dans l’oubli, que nous ne nous satisfassions pas du fait que l’horreur ait frappé une autre famille.

Oui ces morts nous affectent différemment mais elles nous concernent tou·tes. […]

Chacune de ces victimes mériterait un livre et une contre-enquête comme justement pour l’Antillais Patrick Mirval, dont la mort ne donnera jamais lieu à un véritable procès, bien qu’il fût évident qu’il avait été battu et était mort asphyxié consécutivement.

Si l’on écoute les conseils du pouvoir, on ne fait pas de vagues et on oublie… Nous voulons résister à cette machine à communiquer parce que la Mémoire qu’elle génère, l’Histoire qu’elle raconte, bénéficient rarement à des victimes trop souvent mortes de malaises providentiels, trop souvent rendues responsables de leur propre mort.

Questionnons. Ne cessons jamais d’interroger. Faisons ateliers, débats, articles, livres, films. Continuons ces contre-récits que d’autres ont commencé bien avant nous.

Ce que nous attendons des portraits ? Sans doute qu’ils interpellent.

Ils prennent en tous cas leur source dans des formes artistiques intrinsèquement liées à l’émancipation et la réappropriation. Des peintures murales politiques et culturelles chicanas ou irlandaises, en passant par le graff qui honore traditionnellement ses morts en les peignant dans la rue, le portrait des défunts réaffirme leur place et leur présence dans la communauté, leur empreinte sur elle. Il dit l’amour, le refus d’oublier et le désir de faire avec les morts. Ceci veut aussi dire, agir en conséquence. Garder vivant le souvenir de ces existences précieuses nous engage à la lutte, nous rappelle à notre devoir de vivant·es qui est de lutter pour la vérité et la justice pour celles et ceux parti·es. L’art populaire, militant, de l’affiche on le retrouve dès les premières mobilisations des populations non-blanches en France pour Mohamed Diab en 1972 ou Malika Yazid en 1973 par exemple. Les marches contre les crimes racistes et sécuritaires ont elles aussi très rapidement intégré des portraits brandis des victimes. L’une de nos influences contemporaines pour ce projet fut Oree Originol, artiste basé à Oakland en Californie, qui a réalisé ces dernières années le formidable projet Justice For Our Lives : une série de portraits de victimes de la police aux États-Unis, au dessin stylisé, largement repris dans les manifs, sur les murs et les réseaux sociaux.

Il ne s’agit pas d’icônes ou de héros mais des figures incontournables des luttes pour un monde plus juste.

Ces portraits réaffirment aussi le caractère sacré de la vie, bafoué par la mort brutale. Ces vies volées ne sont pas seulement les symptômes d’une violence d’État : il s’agit d’individu·es qui avaient des rêves. Des personnes sensibles qui étaient aimables et aimées. Et ces morts auraient pu être évitées.

[Éditions Cases Rebelles]